Histoire du Cambodge : Tchen-La.
(Extrait du livre de G. Coedès - Les États hindouisés de l’Indochine et d’Indonésie)
Tchen-la (Etat vassal du Fou-nan ) :
Les rois connus (Milieu du Vie siècle) :
Çrutavarman.
Çreshthavarman (fils de Çrutavarman).
Fou-nan :
Bhavavarman (598 - ?) : (prince du Fou-nan, marié avec la fille de Çreshthavarman). Par ce mariage, il devient roi de Tchen-la.
Et avec son cousin Chetrasena, il conquiert une grande partie du Fou-nan.
Tchen-la (Etat indépendant et conqérant) :
Mahadravarman (non de sacre de Chetrasena). Il prit la succession du trône en 600.
Içânavarman (fils de Mahadravarman. Date de fin de règne 635) : Fils de Mahadravarman.
Jayavarman 1er : (durée de règne : trente ans. Fin de règne après 681).
Sécession du Tchen-la en deux au VIIIe siècle : Tchen-la de terre et Tchen-la d’eau.
Techen-la de terre (partie septentrionale)
: Période de trouble.
Reine Jayadevî (vers 713 - ?) : Fille de Jayavarman 1er. Celui-ci est mort sans héritier mâle.
Pusshkara ou Pushkarâsha (vers 716 - ?) : rois dans Çambhupura.
Tchen-la d’eau (partie méridionale) : Le pays est divisé en plusieurs principautés.
Bâlâditya (date indéterminée) : il était considéré plus tard par les rois d’Angkor comme l’ancêtre.
Le démembrement du Fou-Nan (du milieu du VIe siècle à la fin du VIIe siècle).
La dernière ambassade en Chine de Rudravarman est de 539. La Nouvelle Histoire des T’ang mentionne encore des ambassades du Fou-Nan dans
la première moitié du VIIe siècle, mais elle indique qu’entre temps un grand changement s’est produit dans le pays : « Le roi avait sa capitale à la ville de T’ö-mou. Brusquement sa
ville a été réduite pat le Tchen-La, et il lui a fallu émigrer au Sud, à la ville de Na-fou-na ».
Le plus ancien texte qui mentionne le Tchen-La est l’Histoire des Souei : « Le Royaume est au Sud-Ouest du Lin-Yi. C’était
originairement un royaume vassal du Fou-nan. Le nom de famille du roi était Tch’a-li (Kshatriya) ; son nom personnel était Tche-to-sseu-na (Chitrasena) ; ses ancêtres
avaient progressivement accru la puissance du pays. Chitrasena s’empara du Fou-nan et le soumit ».
Le nom de Tchen-la, par lequel les Chinois désignent d’une façon constante le Cambodge, reste inexpliqué : On ne connaît aucun mot
sanskrit ou khmèr qui corresponde à sa prononciation ancienne t’sien-lâp. Mais on peut localiser le centre de cet État sur le moyen Mékong, dans la région de Bassak qui à la fin du Ve siècle
devait se trouver sous la domination du Champa, puisqu’on y a trouvé une stèle portant une inscription sanskrite au nom du roi Devânîka, connu des Chinoissous le nom de
Fan-Chan-tch’eng.
En effet, l’Histoire des Souei, qui donne des renseignements antérieurs à 589, donc antérieurs à la conquête totale du Fou-nan et au
transfère de la capitale du Tchen-la dans le Sud, fit : « Près de la capitale est une montagne nommée Link-kia-po-p’o, au sommet de laquelle s’élève un temple toujours gardé par mille
soldats et consacré à l’esprit nommé P’o-to-li, auquel on sacrifie des hommes. Chaque année, le roi va dans ce temple faire lui-même un sacrifice humain pendant la nuit ».
La montagne de Vat Ph’u qui domine le site de Bassak porte à son sommet un gros bloc de pierre, analogue à celui qui a valu au Varella à
la fois son nom chinois de Ling (Lingaparvata), et son nom européen actuel qui, dans les documents portugais, est employé pour désigner les pagodes. Quant à P’o-to-li, on peut y reconnaître les
deux premières syllabes de Bhadreçvara qui était précisément le nom du dieu vénéré à Vat Ph’u.
D’après leur légende dynastique conservée dans une inscription du Xe siècle, l’origine des rois du Cambodge remonterait à l’union de
l’ermite Kambu Svâyambhuva, ancêtre éponyme des Kambujas, avec la nymphe céleste Merâ, que lui avait donné un mythe généalogique des Pallas de Kânchi (Conjeveram) entièrement différent de celui
de la Nâgi.
Du couple Kambu-Merâ naquit une lignée de rois dont les premiers furent çrutavarman et son fils
çreshthavarman. Le second donna son nom à la ville de çrehthapura, qui existait encore à l’époque angkorienne, au moins comme nom d’un district situé dans la région de Bassak. La
fondation de cette cité fut peut-être la conséquence de la conquête du pays sur les Chams à la fin du Ve siècle ou au début du Vie siècle, conquête dont le souvenir s’est conservé jusqu’à nos
jours dans la tradition orale des Cambodgiens, d’après laquelle leur pays se serait originellement constitué aux dépens des Chams de Champasak (Bassak). Les rois çruttavarman et çreshthavarman
auraient toujours d’après la même inscription, « rompu à l’origine les liens du tribut », c’est-à-dire atteint un degré d’indépendance plus au moins réelle vis-à-vis du Fou-nan, ou,
comme dit le texte chinois, « accru progressivement la puissance du pays ». Ils sentent assez forst, dans la seconde moitié du VIe siècle, pour s’attaquer à l’empire du Sud. Le roi du
Tchen-la était alors Bhavavarman, petit fils du monarque universel (sâvabhauma), c’est-à-dire du roi Fou-nan. Un texte épigraphique, tardif il est vrai, mais dont on n’a pas de
raison de révoquer le témoignage, ajoute ce détail important qu’il était l’époux d’une princesse issue de la famille maternelle de çreshthavarman, la princesse Kambujarâjalaksmî, dont le nom
signifie « la fortune des rois des Kambujas ».
Bhavavarman, dont la résidence Bhavapura devait se trouver sur la rive septentrionale du Grand Lac, appartenait donc à la famille royale
du Fou-nan et était devenu roi du Tchen-la par son mariage avec la princesse de ce pays. On comprend alors pourquoi l’inscription du Xe siècle précitée dit que la descendance de Kambu unit la
race solaire, dont elle se réclamait, à la race lunaire, qui était celle du Fou-nan. On comprend aussi pourquoi, après çrutavarman et les descendants de Kambu, elle fait régner les rois qui
tiraient leur origine de Kaundinya et de Nâgî Somâ et avaient pour chef de branche Rudravarman, c’est-à-dire des rois Fou-nan. On comprend enfin pourquoi les rois du Tchen-la, successeurs de ceux
du Fou-nan, adoptèrent la légende dynastique de Kaundinya et de la Nâgî. En fait, ils ne firent que conserver leur propre bien, puisque Bhavavarman était lui-même un prince du
Fou-nan.
À la suite de quelles circonstances réussirent-ils à faire passer la souveraineté du fou-nan au Tchen-la ?. Si, comme il est
vraisemblable, l’occasion leur en fût donné par l’irrégularité de l’avènement de Rudravarman, fils d’une concubine et meurtrier de l’héritier légitime, deux hypothèses se présentent : ou
bien Bhavavarman, représentait la branche légitime et profita de la disparition de Rudravarman pour faire valoir ses droits ; ou bien au contraire, Bhavavarman, petit fils de Rudravavarman,
défendit les droits hérités de son grand père contre un essai de restauration de la branche légitime. Cette seconde hypothèse est le plus vraisemblable, car on comprendrait mal, dans la première,
pourquoi Rudravavarman, dernier souverain d’un empire déchu, aurait pu être plus tard considéré comme un « chef de branche », tandis que dans la seconde, il représente précisément le
lien par lequel Bhavavarman et ses successeurs se rattachaient au grand Fou-nan. A cela s’ajoutaient peut-être des motifs d’ordre religieux et un antagonisme entre le Bouddhisme de Rudravarman et
le çivaïsme de Bhavavarman.
Le pèlerin chinois Yi-tsing qui écrivait à la fin du VIIe siècle, dit en effet qu’au Fou-nan, autrefois « la loi du Bouddha prospéra
et se répandit, mais aujourd’hui un roi méchant l’a complètement détruite et il n’y a plus du tout de bonzes ». Si l’on se rappelle ce qui a été dit de la prospérité du Bouddhisme au Fou-nan
aux Ve-Vie siècle, et si l’on considère que l’épigraphie des conqérants du fou-nan et de leur successeur est exclusivement çivaïte, on est tenté d’identifier Bhavavarman (ou Chitrasena) au
« méchant roi » dit Yi-tsing.
Dans la seconde moitué du Vie siècle, Bhavavarman et son cousin Chitrasena attaquèrent le Fou-nan et poussèrent leurs conquêtes au moins
jusqu’à la hauteur de Kratié sur le Mékong, de Buriram entre Mun et dangrêt, et de Mongkolborei à l’Ouest du grand Lac, si l’on en juge par leurs inscriptions. Le Fou-nan dut transférer sa
capitale de T’ö-mou (Vyâdhapura, c’est-à-dire Ba Phnom) dans une localité située plus au Sud et nommée Na-fou-na (Naravaragara). Divers indices tendent à placer cette ville à Angkor Borei, site
archéologique fort riche en vestiges anciens, dont le nom et la topographie indiquent qu’il y eut là une capitale.
Sous couleur et à la frayeur d’une querelle dynastique, la conquête de Fou-nan par le tchen-la est en réalité un épisode, le premier
auquel nous assistons au Cambodge, de cette « poussée vers le Sud » dont on a déjà vu le caractère latent et constante menace. Entre les terres hautes du plateau du moyen Mékong et les
plaines alluviales du Cambodge, il y a la même opposition qu’entre les hautes et les basses vallées du Ménam ou de l’Irawadi. L’effort des rois, au Cambodge comme au Siam et en Birmanie, a
constamment porté sur l’unification de deux régions en antagonisme géographique, économique et parfois ethnique, entre lesquelles la scission tendait à se reproduire chaque fois que le pouvoir
central donnait des signes d’affaiblissement.
De Bhavavarman Ier, qui dit une inscription, avait « pris le pouvoir avec énergie », on ne possédait jusqu’à ces derniers temps
qu’un seul document épigraphique, une inscription sanskrite des environs de Mongkolborei, qui commémore la fondation d’in linga. Une inscription sanskrite, récemment découverte à Si T’ep dans la
vallée du Nam Sak en territoire siamois, relate la fondation par Bhavavarman de la stèle qui porte, à l’occasion de son accession au pouvoir. Sa capitale Bhavapura dont le nom semble avoir
ensuite désigné le territoire de l’ancien Tchen-la, et notamment du Tchen-la de terre au VIIIe siècle, devait se trouver sur la rive septentrionale du Grand Lac, dans les environs du site
archéologique d’Ampil Rolüm, à une trentaine de kilomètre au Nord-Ouest de Kompong Thom. On sait par combien de temps il régna, on sait seulement qu’il était roi en 598. C’est sans doute sous son
règne que son cousin Chitrasena fit graver de courtes inscriptions sanskrites, relatant d’autres fondations de lingas le long du Mékong, dans les régions de Kratié et de Stung Trèng, et à l’Ouest
de Buriram entre Mun et Dangrèk. C’est donc un domaine comprenant déjà de vastes territoires et s’étendant vers l’Ouest jusqu’à la vallée du Nam sak que Bhavavarman légua à Chitrasena, qui prit
lors de son avènement, vers 600, le nom de sacre de Mahendravarman.
En dehors des inscriptions qu’il avait fait graver alors qu’il s’appelait encore Chitrasena, Mahendravarman en a laissé d’autres à
l’embouchure du Mun dans le Mékong, et à Surin entre Mun de Dangrèk, relatant la fondation de lingas de çiva « montagnard » (Giriça) et d’images du taureau Nandin. Ces fondations ayant été
faites à l’occasion de la « conquête de toute la contrée », on peut en conclure que Mahendravarman poursuivit l’œuvre de son prédécesseur. On sait, par ailleurs, qu’il envoya au Champa
un ambassadeur pour « s’assurer » l’amitié entre deux pays ».
Le successeur de Mahendravarman, fut son fils îçânavarman. Il acheva d’absorber les anciens territoires du Fou_nan, ce
qui a conduit la Nouvelle Histoire des T’ang à lui attribuer la conquête effective du pays. Tandis qu’on n’a pas trouvé d’inscription de Mahendravarman au sud de Kratié, on en possède
d’ïçânavarman qui proviennent des provinces de Kompon Cham, de Prei Vèng, de Kandal et même de Takeo. Vers l’Ouest, le territoire relevant de son autorité au moins jusqu’à la plus ancienne date
connue du règne d’ïçânavarman, qui ne doit pas être de beaucoup postérieure à son avènement, est celle de sa première ambassade en Chine 616-517, la dernière date sûre est celle d’une inscription
qui le nomme comme roi régnait en 627.
L’ancienne Histoire des T’ang qui mentionne à la suite l’une de l’autre deux ambassades en 623 et 628, permet de penser qu’il régnait
encore à cette dernière date, et la Nouvelle Histoire des T’ang lui attribuant la conquête du Fou-nan au début de la période 627- 649 laisse supposer que son règne dura au moins jusqu’à
635.
La capitale d’îçânavarman se nommait îçânapura, et c’est sous ce nom qu’au milieu du VIIe siècle, le grand pèlerin Hiuan-tsang désignait
le Cambodge. On identifie avec quelque vraisemblance cette ville avec le groupe de Sambor Prei Kuk, au nord de Kompong Thom, où les inscriptions d’îçânavarman sont particulirement nombreuses,
l’une d’elles mentionnant d’ailleurs îçânapuri. C’est du Phnom Bayang dans la province de Takeo.
Continuant la politique de son père à l’égard du Champa, il entretint avec ce pays de bons rapports qui furent scellés, comme on va le
voir, par une alliance matrimoniale entre deux maisons royales.
Le Cambodge préangkorienne (635-685).
Après îçâvavarman Ier qui cessa de régner vers l’an 635, les inscriptions du Cambodge nous font connaître un roi nommé Bhavavarman dont on
ignore les liens de parenté avec son prédécesseur. La seule inscription datée qu’on possède de lui est de 639 et provient de la région de Takeo. On peut avec quelque vraisemblance lui attribuer
celles de la grande tour du Phnom Bayang et Phnom-Preah de Kompong Ch’nang. C’est sans doute lui, et non Bhavavarman Ier comme on l’a cru longtemps, qui est mentionné dans les deux premières
inscriptions publiées dans le recueil de Bart et Bergaine.
Ces deux textes parlent d’un fils de Bhavavarman qui lui aurait succédé. Il doit s’agir de Jayavarman Ier dont la plus ancienne date
connue est 657, et ce roi commença peut-être à régner quelque année plus tôt. Les inscriptions gravées pendant son règne ont été trouvées sur un territoire s’étendant de Vat Ph’u au nord, au
golfe du Siam au sud ; il fit des fondations dans la région de Vyâdhapura (Ba Phnom) et aux vieux sanctaire du Lingaparvata à Vat Ph’u. En ce qui concerne ses relations avec la Chine,
l’ancienne Histoire des T’ang parle en termes très généraux d’ambassade du Tchen-la reçues par l’empereur Kao Tsong T’ang (650-683), sans en préciser les dates. Le règne de Jayavarman, qui se
plaint du « malheur des temps ». Les premiers souverains d’Angkor ne se réclamaient pas de la dynastie de Jayavarman Ier, dont la chute fut apparemment la cause déterminante de la
sécession au VIIIe siècle. Des conquêtes de Bhavavarman Ier à la fin du règne de Jayavarman Ier, on constate l’affermissement progressif du pouvoir des rois khmers sur les territoires de l’ancien
Fou-nan situés dans la vallée du bas Mékong et le bassin du grand Lac. De cette époque « préangkorienne » de l’histoire du Cambodge subsistent de nombreux vestiges archéologiques :
monuments, sculptures, inscriptions. L’architecture, caractérisée par des tours isolées ou groupées, presque en brique avec des encadrements de portes en pierre, a été étudiée de façon exhaustive
par H. Parmentier dans son Art Khmer primitif. La statuaire, qui a produit quelques pièces remarquables, conserve certains traits des prototypes hindous, mais elle montre déjà les tendances à la
raideur et à la frontalité qui caractérisent l’art du Cambodge par rapport à celui des autres pays de l’Inde extérieure. La sculpture décorative manifeste déjà une richesse qui laisse pressentir
l’exubérance de la période angkorienne.
Les inscriptions gravées sur des stèles ou sur les piédroits des portes sont rédigées dans une sanskrite assez correcte, et toujours en
langage poétique. Les inscriptions en khmer, qui commencent à faire leur apparition en assez grand nombre, ont conservé un état archaïque de cet idiome qui depuis quatorze siècles a subi des
changements beaucoup moindres que les langues indo-européennes pendant le même temps. Ces textes épigraphiques constituent la principale source d’information sur l’histoire et les institutions du
pays. Ils révèlent une administration fortement organisée, et toute une hiérarchie de fonctionnaire dont on connaît mieux les titres que les attributions.
C’est surtout la vie religieuse qu’ils font connaître. Leurs stances liminaires, contenant une prière adressée aux divinités sous
l’invocation de qui la fondation est placée, sont à cet égard très instructives. Les principales sectes hindouistes semblent avoir coexisté au Cambodge comme dans l’Inde propre, et parmi elles on
trouve déjà mentionnées la secte çivaïte des Pâçupatas et la secte visnouite des Pâcharâtras qui joueront à l’époque d’Angkor, chacune dans sa sphère, un rôle de premier plan. L ‘épigraphie
et l’iconographie s’accordent pour marquer l’importance à cette époque, et au siècle suivant, d’un culte de Harihara ou vishnu-çiva réunis en un seul corps, dont on n’entendra plus guère parler
ensuite. Le culte de çiva, surtout sous la forme du linga, jouit de la faveur royale et fait déjà presque figure de religion d’Etat. Quant au bouddhisme qui n’a guère laissé, en dehors des
Bouddhas de style Gupta mentionnés à propos du Fou-nan, qu’une unique inscription nommant deux moines (bhikshu), il semble être en régression, si l’on se rappelle la faveur dont il jouissait au
Fou-nan aux Ve-VIe siècles. Bien qu’il rapporte son témoignage au fou-nan (appelé par lui Po-nan), c’est sans doute Tchen-la que le pèlerin chinois Yi-tsing a en vue vers la fin du VIIe siècle
lorsqu’il écrit : « La loi du Buddha prospéra et se répandit. Mais aujourd’hui un roi méchant l’a complètement détruite et qu’il n’y a plus du tout de bonzes ». La culture
littéraire dont font foi les inscriptions sanskrites était basée sur les grandes épopées hindoues, Râmâyana et Mahâbhârata, et sur les Purânas qui fournissaient aux poètes officiels leur riche
matière mythologique.
Au point de vue social, quelques textes épigraphiques montrent l’importance de la filiation en ligne maternelle que l’on retrouvera à
l’époque d’Angkor à propos de la transmission des retrouvera à l’époque d’Angkor à propos de la transmission des charges dans plusieurs grandes familles sacerdotales. La constitution matriarcale
de la famille est un système répandu dans toute l’Indonésie, et pratiqué par divers groupes ethniques d’Indochine. Dans l’ancien Cambodge, il peut avoir été importé de l’Inde où il est attesté
chez les Nâyars et les brahmanes Nambutiri.
Pour la connaissance de la civilisation matérielle au Cambodge durant le VIIe siècle, on dispose d’un passage de l’Histoire des Souei qui
se rapporte au règne d’ïçânavarman et qui a été reproduit intégralement par Ma Touan-lin dans son ethnographie des peuples étrangers à la chine composée au XIIIe siècle. Traduction du Marquis
d’Hervey de Saint-Denys : « Ce prince fait sa résidence dans la ville de Y-chö-na, qui comporte plus de vingt mille familles. Au milieu de la ville a une grande salle où le roi donne
audience et tient sa Cour. Le royaume renferme encore trente villes, peuplées chacune de plusieurs milliers de familles, et toutes régies par un gouverneur ; les titres des fonctionnaires de
l’Etat sont les mêmes que dans le Lin-yi . Tous les trois jours, le roi se rend solennellement à la salle d’audience et s’assied sur un lit fait des cinq espèces de bois de senteur et orné
des sept choses précieuses. Au-dessus du lit s’élève un pavillon tendu de magnifiques étoffes, dont les colonnes sont en bois veiné et les parois en ivoire parsemé de fleurs d’or. L’ensemble de
ce lit et de ce pavillon forme en quelques sortes un petit palais, au fond duquel est suspendu, comme au Tch’ e-t’ou, un disque à rayon d’or en forme de flammes. Un brûle-parfums d’or, que deux
hommes entretiennent, est placé en avant. Le roi porte une ceinture de coton ki-pei, rouge d’aurore, qui lui tombe jusqu’aux pieds. Il couvre sa tête d’un bonnet chargé d’or et de pierreries,
avec des pendants de ces perles. A ses pieds sont des sandales de cuir et quelquefois d’ivoire ; à ses oreilles, des pendants d’or. Sa robe est toujours faite d’une étoffe blanche très fine
appelée pe-tie. Quand il se montre la tête nue, on n’aperçoit pas de pierres précieuses dans ses cheveux. La coutume des grands officiers est presque semblable à celui du roi. Ces grands
officiers, ou ministres, sont en nombre de cinq. Le premier a le titre de kou-lo-yeou (guru ?). Les titres des quatre autres, dans l’ordre du rang qu’ils occupent, sont ceux de
siang-kao-ping, p’o-ho-to-ling, chö-mo-ling et jan-lo-leou. Le nombre des officiers inférieurs est très considérable ».
« Ceux qui paraissent devant le roi touchent trois fois la terre de leur front, au bas des marches du trône. Si le roi les appelle
et leur ordonne de monter les degrés, alors ils s’agenouillent en tenant leurs mains croisées sur leurs épaules. Ils vont ensuite s’asseoir en cercle autour du roi, pour délibérer sur les
affaires du royaume. Quand la séance est finie, ils s’agenouillent de nouveau se prosternent et se retirent. Plus de mille gardes revêtus de cuirasses et armés de lances sont rangés au pied des
marches du trône, dans les salles du palais, aux portes et aux péristyles ».
« Les fils de la reine, femme légitime du roi, sont seuls aptes à hériter du trône. Le jour
où le nouveau roi est proclamé, on mutile tous les frères. A l’un on ôte un doigt, à l’autre on coupe le nez. Ensuite on pourvoit à leur subsistance, chacun dans un endroit séparé, sans jamais
les appeler à aucune charge ».
« Les hommes sont de petite stature et ils ont le teint noir ; mais beaucoup de femme ont le teint blanc. Tous roulent leurs
cheveux et portent des pendants d’oreilles ? Ils sont d’un tempérament vif et robuste. Leurs maisons et les meubles dont ils se servent ressemblent à ceux du Tch’e-t-ou. Ils regardent la
main droite comme pure et la main gauche comme impure. Ils font des ablutions chaque matin, se nettoient les dents avec petits morceaux de bois de peuplier et ne manquent pas de lire ou réciter
leurs prières. Ils renouvellent leurs ablutions avant de prendre leurs repas, font jouer leurs cure-dents en bois de peuplier aussitôt après et récitent encore des prières. Dans leurs aliments,
il entre beaucoup de beurre, de lait caillé, de sucre en poudre, de riz et aussi de millet dont ils font une sorte de gâteaux qui se mangent trempés dans des jus de viande, au commencement des
repas ».
« Celui qui désire se marier envoie tout d’abord des présents à la jeune fille qu’il cherche ; ensuite la famille de la jeune
fille choisit elle-même un jour heureux pour conduire l’épouse au domicile de l’époux, sous garde d’un entremetteur. Les familles du mari et de la femme passent huit jours sans sortir. Jour et
nuit les lampes demeurent allumées. Quand la cérémonie des noces est terminée, l’époux reçoit une part des biens de ses parents et va s’établir dans une maison à lui. A la mort des parents, si
les défunts laissent de jeunes enfants qui ne soient pas encore mariés, ces enfants prennent possession du reste des biens ; mais si tous les enfants sont déjà mariés et dotés, les biens que
les parents avaient conservés pour eux-mêmes entrent dans le trésor public. Les funérailles se font de cette manière : les enfants du défunt passent sept jours sans manger, se rasent la tête
en signe de deuil et poussent de grands cris. La parenté s’assemble avec les bonzes et bonzesses de Fo ou les religieux du Tao, qui accompagnent le mort en chantant et en jouant de divers
instruments de musiques. Le corps est brûlé sur un bûcher formé de toutes pièces de bois aromatiques ; les cendres sont recueillies dans une urne d’or ou d’argent qu’on jette dans les eaux
profondes. Les pauvres font usage d’une urne de terre cuite, peinte de différentes couleurs. Il en est aussi qui se contente de déposer le corps au milieu des montagnes, en laissant aux bâtes
sauvages le soin de le dévorer ».
« Le Nord du Tchen-la est un pays de montagne entrecoupées de vallées. Le Midi renferme de grands marécages, avec un climat si chaud
que jamais on ne voit ni neige ni gelée blanche ; le sol y engendre des exhalaisons pestilentielles et fourmille d’insectes venimeux. On cultive dans le royaume du riz, du seigle, un peu de
mil et du gros millet ».
Au total, la civilisation du Cambodge préangkorien, héritière du Fou-nan, notamment en matière d’hydraulique agricole et aussi de religion
et d’art, influencée en matière d’architecture par le Champa, a pris au cours du VIIe siècle un dynamisme qui lui permettra, après une éclipse au siècle suivant, de dominer pendant une longue
période le Sud et le centre de la péninsule.
La division du Cambodge : Tchen-la de terre et Tchen-la
d’eau.
Au Cambodge, les histoires des T’ang nous apprennent, que peu après 706, le pays se trouve divisé en deux et retourna à l’état anarchique
antérieur à son unification par les rois du Fou-nan et les premiers rois du Tchen-la : « La moitié septentrionale, remplie de montagne, et de vallée fut appelée Tchen-la de terre. La
moitié méridionale, borné par la mer et couverte de lavs, fut appelée Tchen-la d’eau ».
La sécession eut apparemment pour origine l’anarchie qui suivit le règne de Jayavarman Ier mort sans héritier mâle. En 713, le pays était
gouverné par une reine nommée Jayadevî : on d’elle une inscription trouvée à Angkor, dans laquelle elle se plaint du malheur des temps, et mentionne des donations à un sanctuaire de çiva
Tripurântaka qui avait été fondé par la princesse çobhâjayâ, fille de Jayavarman Ier, mariée au brahmane çivaïte çakrasvâmin né dans l’Inde. Jayadevî est nommée dans une autre inscription d’où il
ressort qu’elle était elle-même fille de Jayavarman Ier. Vers la même époque, un prince d’Aninditapura, nommé Pushkara ou Pushkarâksha devint roi dans çumbhupura, site représenté par groupe
archéologique de Sambor sur le Mékog en amont de Kratié, où il fit graver une inscription en 716. On a supposé qu’il contint cette royauté « par mariage », mais c’est une hypothèse
gratuite, et l’on peut tout aussi bien songer à un coup de force occasionné par la vacance du trône.
Il n’est pas impossible que ce soit Puskarâksha qui reçut à sa mort le nom posthume d’Indraloka, mentionné dans une inscription de Sambor
comme celui de l’arrière-grand-père d’une reine régnant en 803. Quoi qu’il en soit, sa prise de possession de çambhupura semble avoir marqué le début de la sécession.
Du Tchen-la de terre, on ne connaît dans la ,première moitié du VIIIe siècle qu’une ambassade en 711, et une expédition au Vietnam en 722
pour aider un chef indigène dans sa révolte contre la Chine. Quant au Tchen-la d’eau, il semble avoir été lui-même divisé en plusieurs principautés. Celle d’Aninditapura, dans le Sud, avait eu
pour chef, à une date indéterminée, un certain Bâlâditya qui donna peut-être son nom à une ville de Bâlâdityapura que les Chinois mentionnent, sous le nom de P’o-lo-t’i-po, comme la varie
capitale du Tchen-la d’eau. Bâlâditya prétendait descendre du brahmane Kaundinya et de la Nâgî Somâ, et fut considéré plus tard par les rois d’Angkor comme l’ancêtre par lequel ils se
rattachaient au couple mythique : il devait donc avoir quelque rapport avec les anciens rois du fou-nan. Vu la ressemblance des noms, on peut supposer qu’il eut parmi ses successeurs un
certain Nripâditya qui a laissé dans l’Ouest de la Cochinchine une inscription sanskrite non datée, mais pouvant remonter au commencement du VIIIe siècle, c’est-à-dire au début de la
sécession.
Le Cambodge : les deux Tchen-la (second moitié du VIIIe
siècle).
Le Tchen-la de terre, appelé aussi par les Chinois Wen-tan et P’o-leou, et correspondant peut-être au territoire original du Tchen-la, envoya des ambassades en
Chine, en 753 sous la conduite du fils du roi. En 754, ce même prince ou un autre fils du roi accompagna les armées chinoises opérant contre le Nan-tchao oriental où régnait le roi ko-lo-fong.
D’après G.H. Luce, le Man chou mentionne à l’époque de la division du Tchen-la une expédition du Nan-tchao qui aurait atteint la mer, peut-être le Grand Lac. En 771, une ambassade est dirigée par
le second rois, nommé P’o-mi, puis en 799 nouvelle ambassade. L’itinéraire de Kia Tan de Chine en Inde par voie de terre place sa capitale, à la fin du VIIIe siècle, en un point qui a d’abord été
localisé dans la région de Pak Hin Bun, sur le moyen Mékong, mais qui se trouve sans doute beaucoup au sud, vers le centre du Tchen-la primitif. C’est peut-être à cette époque que remonte une
inscription au nom d’un roi Yayasimhavarman trouvé à Ph’u Khiaos Kao dans le district de Ch’aiyaph province de Korat.
Du Tchen-la d’eau, on a quelques inscriptions de la région de çambhupura (Sambor) : deux d’entre elles, datées de 770 et 781, émanent
d’un roi Jayavarman. Une inscription de 791 trouvée dans la province de Siem Reap, et mentionnant l’érection d’une image du Bodhisattva Lokeçvara, est le plus ancien témoignage épigraphique de
l’existence au Cambodge du bouddhisme du grand Véhicule. On ne sait quelles datesattribuer à une série de princes, ancêtres des premiers rois d’Angkor, que les généalogies gratifient du titre de
roi et qui ont pu effectivement gouverner les diverses principautés entre lesquelles le moyen et le bas Cambodge étaient divisés. Une reine « aînées », Jyeshthâyâ, petite-fille de
Nirpendradevî et arrière petite-fille du roi Indraloka, fit une fondation à Sambor en 803, un an après l’avènement de Jayavarman II.
On aurait tort de croire qu’à cette période troublée de l’histoire du Cambodge corresponde une éclipse de l’art khmer. C’est au contraire au VIIIe siècle que
les historiens de l’art sont amenés à placer des productions particulièrement intéressantes de l’art préangkorien, intermédiaires entre le style de Sambor Prei Kuk et celui du Kulèn.